EXTRAIT DU LIVRE : 

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Qui peut prétendre connaître l’étrange signification de nos rêves les plus secrets, perdus au plus profond de notre subconscient ? Quelle importance doit-on accorder à cette manifestation irréelle et impalpable qu’est le monde du rêve ? Capable de nous transporter d’une époque à une autre, au fil des siècles et peut-être, qui sait, du pays des vivants à celui des morts...

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Ses pas crissaient sur les feuilles mortes et sèches qui recouvraient le chemin, tandis qu’il avançait d’un pas lent et régulier, vers la vaste clairière où coulait la petite rivière. Le vent agitait doucement la cime dénudée des grands hêtres blanchis par le gel. Quelques saules jalonnaient le cours d’eau accentuant, en été, la sensation de calme et de fraîcheur. Bientôt, Arnaud apercevrait le vieux moulin où, autrefois, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, il aimait jouer avec ses camarades. Le jeune homme eut un sourire de satisfaction lorsqu’il vit la vieille bâtisse qui étalait ses pierres grises, presque blanches, le long de la rivière. La roue, à demi détruite, ne tournait plus depuis longtemps déjà, il l’avait toujours connue dans cet état de délabrement. La vie s’était tue depuis des décennies dans ce vieux moulin dont la toiture grenat, fracassée par le temps et rongée par la mousse, ne couvrait plus qu’une petite partie du bâtiment. À présent, la rivière coulait un peu en deçà ; des algues et des roseaux encombraient son lit. Le gel tissait des fils d’argent, que faisait luire un pâle soleil d’hiver, le long de chacune de ses rives. Le jeune homme aimait la tranquillité de cet endroit reposant. Il ferma un instant les yeux et les souvenirs de ses jeux d’enfant rejaillirent soudain avec un réalisme frappant. Le vent s’était un peu renforcé et ses cheveux bruns, contrastant singulièrement avec la blancheur extrême de son visage, flottaient à l’air glacial de ce début décembre. Le paysage, figé dans la froidure de l’automne finissant, semblait irréel, il s’en dégageait une impression de nostalgie d’une douceur infinie.

« Bonjour, Arnaud, s’écria une voix féminine au timbre si aigu que cela le fit sursauter.

- Salut Christelle.

- Je t’ai fait peur ?

- Un peu, admit-il en souriant. Je pensais être là avant toi.

Elle plongea son doux regard d’ébène dans les yeux verts du jeune homme et rejeta ses longs cheveux châtains en arrière. Elle avait mis son grand manteau noir à col fourré.

- Tu aurais dû mettre un bonnet, murmura-t-il. Tu vas attraper froid !

La jeune femme eut un petit sourire et rabattit son capuchon d’un geste précis et aérien. Arnaud ne vit plus que le bout de son nez, rougi par la bise. Il passa son bras autour de sa taille et l’entraîna vers l’intérieur du moulin où il faisait meilleur. Paradoxalement, le mécanisme qui faisait, jadis, fonctionner la roue était, lui, encore en excellent état.

- Il suffirait de remplacer la roue, observa Arnaud.

- ... et de restaurer la toiture, refaire les fenêtres, draguer la rivière, débroussailler les berges... »

Ils éclatèrent de rire.

« Tu ne m’as tout de même pas donné rendez-vous ici pour faire des projets de travaux sur le vieux moulin, demanda Christelle qui adorait, elle aussi, cet endroit plein de souvenirs.

- Non, mais j’ai eu une idée formidable.

- Bonjour la modestie !

- Non, non, écoute : ça te plairait de passer les vacances de Noël sur une île déserte ?

Elle le dévisagea, à la fois surprise et amusée.

- Une île déserte : comme Robinson Crusoë ?

- Oui... enfin non, pas vraiment...

- Tu m’offres des vacances aux Seychelles ? plaisanta-t-elle.

- Non, pas aux Seychelles... en Bretagne.

Elle le dévisagea de nouveau.

- En Bretagne, reprit-il, sur une île qui figure à peine sur les cartes...

- Mais tu es fou, tu imagines des vacances de Noël sur une île bretonne ?

- Et pourquoi pas ?

- Mais on n’aura même pas de neige : il va pleuvoir tout le temps.

- Tu sais, la Bretagne est une région magnifique, même s’il pleut de temps en temps...

- De temps en temps, répéta Christelle en levant les yeux au ciel.

- Et puis...

- Et puis ?

- On fera des crêpes, tu les adores... enfin, tu imagines huit jours de vacances sans télé, sans journaux, sans ordinateurs, sans téléphone, sans...

- Ah non ! coupa la jeune femme, si je pars, j’emporte mon portable... surtout sur une île déserte !

- Bon, d’accord, je te laisse le téléphone, répliqua Arnaud en riant. D'ailleurs, je prendrai le mien aussi. Mais tu sais, l’île n’est pas tout à fait déserte, c’est un banc de terre que surplombe un vieux château en ruines au pied duquel sont blotties quelques maisons de pêcheurs. Nous, on habitera tout à fait à l’opposé dans une vieille bâtisse qui aurait, paraît-il, jadis, servi de repaire aux corsaires de la région. Tu vois un peu le tableau d’ici ! »

Finalement, l’idée de passer quelques jours sur une île « presque déserte », même en Bretagne, n’était pas pour déplaire à Christelle. La perspective de faire sauter quelques crêpes bien savoureuses l’enchantait ! Cet argument, choisi par son compagnon pour l’engager à accepter son offre, l’amusait, mais elle trouvait un peu naïf d’associer obligatoirement une région à un plat culinaire, si bon soit-il.

- Mais, dis voir, reprit-elle, on ne va pas s’ennuyer un peu, tous les deux, au bout de quelques jours ?

Le jeune homme eut un sourire qui fit apparaître ses dents blanches et bien rangées.

- J’attendais cette question, que dirais-tu si Fernande et Gustave venaient avec nous ?

La jeune femme fronça les sourcils.

- Qui ?

Arnaud s’esclaffa de plus belle.

- Gaëlle et Cédric.

Le visage de la jeune femme s'éclaira. Gaëlle était sa meilleure amie, quant à Cédric, elle le connaissait et l'appréciait depuis des années.

- Ça va être formidable...

- On partira le 22 ou le 23, ça dépendra un peu de la boîte ».

Arnaud était informaticien dans une grosse entreprise de la région et commençait à gagner confortablement sa vie. Il prenait souvent des congés en fin d'année avec, parfois, un jour ou deux de décalage, car la période de l'inventaire approchait et les activités de chacun s'en trouvaient, quelquefois, un peu bouleversées.

Christelle, qui commençait sa carrière dans l'enseignement, disposait de périodes de congés plus régulières. Son salaire de fonctionnaire, très modeste, ne lui permettait aucun écart. Arnaud la couvrait souvent de cadeaux de prix, ce qui la gênait parfois un peu. Elle aurait aimé pouvoir le choyer de la même façon.

- J'ai réservé depuis longtemps déjà, reprit le jeune homme.

- Sans me demander mon avis ? Et si je n'avais pas été d'accord ?

Arnaud eut un franc sourire.

- Je savais bien que si Gaëlle était de la partie, tu serais d'accord ! Je voulais te faire la surprise...

- Si j'ai bien compris, elle était dans le coup !

- Cédric aussi...

La jeune femme rejeta ses longs cheveux en arrière, heureuse de l'intérêt que chacun lui portait.

- Partons, murmura-t-elle en frissonnant, j'ai froid.

Arnaud la raccompagna jusqu'à sa voiture.

Durant les jours qui suivirent, la pluie refit son apparition, lourde et glaciale, effaçant le gel du début du mois. Les journées étaient sombres et tristes, un peu comme si le soleil avait décidé de prendre ses quartiers d’hiver. Là-bas, au moulin, la rivière, comme chaque année à cette période, reprenait peu à peu ses droits, envahissant de ses eaux grises et boueuses les abords de la vieille bâtisse.

 

 

Les jours continuèrent à s'écouler avec une lenteur désolante mais le 22 décembre arriva enfin. Depuis quelques temps, un vent assez fort balayait la campagne par bourrasques répétitives. La pluie abondante avait fait gonfler les cours d'eau et la petite rivière roulait, à présent, des torrents de boue. Le départ pour l’île était prévu le lendemain matin. Christelle, sans en connaître la raison, appréhendait un peu ce séjour en Bretagne. Malgré la perspective de retrouver ses amis, elle ressentait tout au fond de son être, une curieuse appréhension qu’elle n’aurait su réellement expliquer. La jeune femme avait, un peu à contre coeur, préparé trois énormes valises pleines à craquer auxquelles elle avait ajouté plusieurs sacs plastiques.

« On part juste huit jours, avait rappelé Arnaud en souriant. Il y a tout le confort dans cette fameuse maison, y compris une machine à laver et un sèche-linge ».

La jeune femme ne prêta aucune attention aux propos railleurs de son compagnon, occupée qu'elle était à bourrer l'intérieur d'un énorme sac de sport de gadgets en tous genres. Elle empoigna son téléphone portable, le glissa dans son sac à main et y jeta aussi son petit poste de radio.

- Tu sais, ce n'était pas la peine de prendre aussi la radio, il y a un marchand de journaux sur l'île.

- Ce n'est pas pour les infos mais plutôt pour la musique... »

 

Ils devaient partir après le petit déjeuner car ils avaient près de deux cents kilomètres à parcourir. La petite embarcation, le « Corsaire », un large canot équipé d’un petit moteur et d’une cabine sommaire, qui devait les transporter du village côtier à l'île sur laquelle ils séjourneraient, partait à onze heures précises. Il n'était pas question de différer l'heure du départ, ne serait-ce que de quelques minutes. Il n'y avait qu'une navette par jour et rien les jours de gros temps. Il était convenu qu'Arnaud laisserait sa voiture, pendant leur séjour, chez un particulier, moyennant une somme forfaitaire très modique. Christelle et lui retrouveraient leurs amis directement au bateau. Gaëlle et Cédric étaient arrivés la veille par le train et avaient passé la nuit dans l'un des hôtels de la petite station balnéaire. Ils avaient profité du temps assez clair pour marcher un peu au bord de la mer et essayer d'apercevoir la fameuse île, là-bas, à l'horizon. Le regard perçant de la jeune femme balaya attentivement le paysage. Après avoir scruté la mer pendant plusieurs minutes, elle crut déceler les contours de l'île. Elle devina, du moins le pensa-t-elle, la masse imposante du vieux château. Ses cheveux, légers, d'un blond cendré, filaient sous les assauts du vent marin. Quelques mouettes sillonnaient le ciel en poussant des cris aigus, plongeant souvent dans les eaux froides d'une mer grise et houleuse pour y chiper des poissons.

 

Les quelques heures qui les séparaient du départ passèrent assez rapidement. De rares passagers embarquèrent sur le bateau, bercé par une faible houle. Gaëlle et Cédric prirent également place. L'heure du départ approchait et le jeune homme regardait sans cesse sa montre avec une anxiété grandissante.

- Arrête de regarder toujours ta montre : tu vas l'user, plaisanta Gaëlle.

- Ils n'arrivent pas, ils vont louper le coche...

- Eh bien ! Ils prendront le suivant, ce n'est pas un problème...

- Tu sais bien qu'il n'y a qu'une navette par jour...

Il regarda encore sa montre.

- Il est moins cinq...

Gaëlle, agacée, haussa les épaules.

- Eh bien ! Appelle Arnaud.

Cédric eut un léger sourire : elle avait raison ! Énervé par les circonstances du départ, il n'avait pas pensé à téléphoner et au moment même où il s'emparait de son portable, il aperçut Christelle qui surgissait au bout de la jetée suivie d'Arnaud, croulant sous les bagages.

Le « Corsaire » donna un long coup de corne pour annoncer le départ imminent. C'était un bateau de taille moyenne, d’apparence modeste, sa coque, bleue et rouge, était parfois un peu piquée de petites taches de rouille.

Arnaud se précipita le premier sur la passerelle avec une telle rapidité qu'il faillit tomber à l'eau, puis, posa les valises et aida son amie à embarquer.

- Pouf, j'ai cru qu'on n'y arriverait jamais ! Vous avez vu les bagages qu'on a ? Trois valises et un sac de sport, rien que pour Christelle, sans compter les nombreux sacs plastique...

Il n'acheva pas sa phrase car la jeune femme le regardait avec des yeux d'encre.

 

 

On largua les amarres et le « Corsaire » s'ébranla en donnant un second coup de sirène. Maintenant, les vacances commençaient vraiment. Christelle sentit, à ce moment précis, son coeur battre plus fort dans sa poitrine. Pourquoi était-elle de nouveau oppressée par cette curieuse angoisse ? Qu’y avait-il donc de si étrange sur ce mystérieux monticule de terre ?

L'île était distante d'une dizaine de miles soit un peu plus de quinze kilomètres. Au fur et à mesure que les côtes du continent s'éloignaient, on commençait à voir se dessiner les contours de l'imposante bande rocheuse sur le ciel laiteux. À droite, vers l'ouest, se dressaient les restes de l'ancien château dont les tours servaient de repaire à des colonies entières de cormorans et de mouettes. Juste en dessous, blotties contre les rocs, se découpaient les petites maisons de pêcheurs, dont la blancheur des murs contrastait avec les toits vermeils. À l'est, il n'y avait que les bois et les champs qui descendaient en pente douce vers la mer. On n'apercevait aucune construction de ce côté. L'île ne devait faire guère plus de cinq ou six kilomètres de long pour trois ou quatre de large. Le pilote du « Corsaire » expliqua qu’en raison de la présence de brisants à fleur d’eau, il était obligé de longer l’île sur quelques centaines de mètres avant d’accoster. La hauteur des falaises qui surplombaient la mer, à cet endroit, était impressionnante. Les flots se retiraient doucement et l’odeur de varech qui se dégageait des rochers, immergés à marée haute, emplissait l’air. Les petites maisons se découpaient sur les rocs, le port semblait animé et vivant.

Soudain, Christelle aperçut quelqu'un sur la jetée, un personnage assez insolite, un homme vêtu d'une longue redingote noire et coiffé d'un chapeau haut-de-forme d'un autre temps, noir également. Il ressemblait un peu à un gentleman de la vieille Angleterre du XIXème siècle. La jeune femme ressentit une étrange sensation mêlée d’étonnement mais aussi d’une sorte d’appréhension.

« Regarde, souffla-t-elle, en donnant un léger coup de coude à Arnaud. Quel curieux bonhomme, on dirait qu'il vient d'une autre époque... ses vêtements ont l'air complètement démodé ».

Le jeune homme, qui ne regardait pas de ce côté, eut un sourire amusé mais, lorsqu'il aperçut la longue et sombre silhouette, son visage se crispa et il fut quelque peu troublé, lui aussi. Il regarda attentivement le mystérieux personnage, tandis que le « Corsaire » s'apprêtait à accoster. À terre, personne ne semblait accorder la moindre importance à cet individu.

« On dirait presque un croque-mort, pensa Arnaud. Un de ces croque-morts d'autrefois. Pour un peu, on s’attendrait à le voir sortir un mètre et prendre la mesure des gens pour leur tailler un cercueil ».

Le jeune homme aurait voulu poser quelques questions à certains passagers, mais déjà l'homme se penchait vers Christelle en lui tendant la main pour l'aider à descendre.

« Permettez-moi de me présenter, Mademoiselle, je me nomme Lambert, Jean-François Lambert... »

Le vent avait emporté la moitié de ses paroles, il demeurait là, penché vers la jeune femme, sa large main blanche tendue vers l'embarcation.

 

 

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